La notion de « classe ouvrière » paraît à certains datée, appartenant à un XIXᵉ et un XXᵉ siècle marqués par les usines, les mines et la grande industrie fordiste. Pourtant, loin de disparaître, elle se transforme profondément et demeure un acteur central des dynamiques sociales, économiques et politiques contemporaines. L’« actualité » de la classe ouvrière se mesure à plusieurs échelles : dans les mutations de ses formes d’emploi et de travail, dans son inscription mondiale et mondialisée, dans ses luttes pour la dignité et les droits, et dans son rôle essentiel pour définir la démocratie au XXIᵉ siècle.
I. Métamorphoses de la classe ouvrière
Depuis les révolutions industrielles, la classe ouvrière s’est constituée comme l’ensemble de celles et ceux qui, privés des moyens de production, doivent vendre leur force de travail. Historiquement incarnée par l’ouvrier d’usine, elle a aujourd’hui éclaté et s’est diversifiée. Trois grandes transformations marquent cette évolution :
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La désindustrialisation relative dans les pays du Nord :
Les fermetures d’usines, la robotisation et les délocalisations ont réduit les effectifs de la grande industrie traditionnelle. Cela a alimenté le discours d’une « fin de la classe ouvrière ». Pourtant, cette disparition n’est qu’apparente : si l’ouvrier sidérurgiste ou textile européen est moins visible, d’autres fractions de travailleurs occupent cette place. -
La prolétarisation des services :
Caissières, livreurs, agents de nettoyage, travailleurs de la logistique ou de la santé : ces salarié·es, souvent précarisés, remplissent aujourd’hui des fonctions aussi essentielles que celles de la production matérielle. Leur travail, indispensable au fonctionnement quotidien des sociétés, est marqué par des bas salaires, des conditions difficiles et une faible reconnaissance sociale. On assiste donc à une extension du champ de la classe ouvrière bien au-delà de l’usine. -
La fragmentation et la précarité :
Les formes d’emploi se multiplient : intérim, temps partiel imposé, travail à la tâche via des plateformes numériques. Cette « ubérisation » traduit une volonté du capital de segmenter et d’individualiser les rapports de travail, afin de réduire la capacité collective d’organisation. La classe ouvrière existe donc toujours, mais sous des formes éclatées, dispersées et parfois invisibles.
II. Une classe ouvrière mondialisée
L’autre transformation fondamentale est la dimension planétaire de la condition ouvrière contemporaine. La mondialisation a déplacé et recomposé les lignes de production, donnant naissance à une classe ouvrière véritablement mondiale.
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Délocalisations et chaînes globales de valeur : une grande partie de la production industrielle est désormais réalisée en Chine, en Inde, au Bangladesh, au Vietnam ou au Mexique. Les ouvriers de Shenzhen qui assemblent des smartphones, ou les ouvrières du textile de Dacca, sont aujourd’hui au cœur du capitalisme globalisé.
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Un salariat en expansion : malgré les discours sur la « fin du travail », jamais l’humanité n’a compté autant de salarié·es. Le prolétariat industriel et de services continue de croître à l’échelle mondiale, notamment dans les pays dits émergents.
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Conditions de travail contrastées mais reliées : si l’ouvrier du Sud global et celui du Nord connaissent des réalités différentes, ils sont reliés par des chaînes productives communes. Les conditions de vie et de travail de l’un influencent directement celles de l’autre par le jeu des délocalisations et de la concurrence internationale.
La classe ouvrière devient ainsi une réalité transnationale : éclatée géographiquement mais unifiée par la logique du capital.
III. Luttes et résistances contemporaines
Contrairement à l’image d’un prolétariat passif ou résigné, les luttes ouvrières n’ont jamais cessé. Elles se transforment elles aussi :
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Grèves et mobilisations dans les pays du Sud : en Chine, des millions de travailleurs mènent chaque année des grèves sauvages, souvent victorieuses, pour de meilleurs salaires. Au Bangladesh, les ouvrières du textile affrontent un patronat féroce pour exiger la sécurité et la dignité, notamment après la catastrophe du Rana Plaza.
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Résistances dans les pays du Nord : malgré la désindustrialisation, des mobilisations continuent d’exister : grèves dans la logistique d’Amazon, mouvements des soignants, mobilisations des livreurs de plateformes. Ces luttes mettent en lumière la centralité des « travailleurs essentiels », particulièrement visibles pendant la pandémie de Covid-19.
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Nouvelles formes de syndicalisme et d’organisation : face à la dispersion et à la précarité, de nouvelles pratiques apparaissent : syndicats transnationaux, coopérations entre ONG et collectifs de travailleurs, campagnes mondiales pour des droits fondamentaux.
Ces luttes, bien que fragmentées, témoignent de la vitalité et de la permanence de la question ouvrière : la confrontation entre capital et travail demeure au cœur des sociétés.
IV. La classe ouvrière et la démocratie
Historiquement, la démocratie politique telle qu’on la connaît en Europe ou en Amérique doit beaucoup aux combats ouvriers : droit de vote universel, limitation du temps de travail, sécurité sociale, droits syndicaux. Aujourd’hui encore, la classe ouvrière joue un rôle fondamental dans la définition de ce que peut être une démocratie réelle.
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La démocratie comme extension au monde du travail : une démocratie réduite aux seules institutions politiques est incomplète. La condition ouvrière rappelle que la majorité de la vie se joue dans l’entreprise, lieu où règne encore un pouvoir autoritaire, celui du capital. Les luttes ouvrières posent donc la question d’une démocratisation de l’économie.
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La démocratie comme reconnaissance des « sans-voix » : les mobilisations des travailleurs précaires, invisibles, souvent issus de l’immigration, montrent que la démocratie se mesure à la capacité d’inclure les plus dominés. La classe ouvrière est le révélateur des contradictions entre l’égalité proclamée et les inégalités vécues.
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La démocratie comme construction mondiale : à l’heure des chaînes de production globalisées, les droits démocratiques ne peuvent se penser uniquement à l’échelle nationale. La solidarité internationale des travailleurs devient une condition pour que la démocratie survive à la mondialisation capitaliste.
Conclusion
La classe ouvrière n’a pas disparu : elle a changé de visage, s’est mondialisée, diversifiée, fragmentée. Elle est présente aussi bien dans les entrepôts d’Amazon en Europe que dans les usines textiles d’Asie, chez les soignants en grève que chez les livreurs de plateformes numériques. Ses luttes, multiples, rappellent que la démocratie ne peut se réduire au rituel électoral. Elle doit être mesurée à la capacité des travailleurs et travailleuses à intervenir dans la conduite des affaires collectives, économiques comme politiques. Car, pour reprendre la formule qui peut clore cet exposé :
« la démocratie véritable c’est quand la classe ouvrière peut intervenir dans tous les secteurs de la vie sociale ».
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